par Richard Bastien, Directeur

Les médias signalaient récemment que le chef de l’ADQ, Mario Dumont, trouve « extrêmement intéressante » l’idée de créer un ministère de l’identité nationale au Québec, idée qu’il aurait eue à la suite de sa rencontre avec un ministre du gouvernement français, lui-même responsable « de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement ».

Que la plupart des sociétés occidentales s’interrogent sur leur identité ne devrait guère nous surprendre. Elles sont issues de ce que l’on appelait autrefois la chrétienté et leur culture ne peut se comprendre sans référence à la foi chrétienne et à la tradition morale et juridique qui s’y rattache. Mais depuis la Révolution française, la philosophie des lumières n’a cessé de ronger les fondements du christianisme, si bien qu’il est aujourd’hui permis de manger à la carte dans la cafétéria de la doctrine chrétienne. Les dix commandements sont devenus un menu à options : le divorce, l’avortement, l’homosexualité se conçoivent maintenant comme des « droits » dont la légitimité ne saurait être contestée qu’au plus grand péril de ses contestataires. La plupart de nos gouvernements se sont en effet dotés de « commissions des droits de l’homme » qui veillent à faire respecter la nouvelle morale. Au Canada anglais, malheur à ceux qui, comme Ezra Levant, ancien rédacteur du Western Standard, le Père Alphonse De Valk, directeur de Catholic Insight, ou encore Mark Steyn, chroniqueur de la revue Maclean’s, osent tenir publiquement des propos susceptibles de semer le doute sur la nouvelle orthodoxie du « politiquement correct ». Celle-ci n’épargne personne. Même l’évêque de Calgary, Mgr Frederick Henry, a été obligé de comparaître il y a un an devant la Commission des droits de l’homme de l’Alberta, pour avoir osé déclarer dans une lettre pastorale que les actes homosexuels sont réprouvés par l’Église.

Jusqu’à présent, la Commission des droits de la personne du Québec ne manifeste aucun des symptômes inquisitoriaux qui semblent être le dénominateur commun de ses homologues fédérale, ontarienne et albertaine. Mais on ne saurait conclure pour autant que la société québécoise est affranchie de la tyrannie du politiquement correct. Bien au contraire, il y a des raisons de croire que celle-ci y est plus solidement enracinée que partout ailleurs au Canada. Ce qui en effet distingue le Québec du reste du pays, c’est que les médias et le parti politique au pouvoir s’entendent comme larrons en foire sur l’opportunité de remplacer la morale judéo-chrétienne par un « pluralisme normatif » (voir dans le présent numérp l’article de notre collaborateur Douglas Farrow intitulé Babel ou le nouveau programme d’enseignement religieux au Québec), lequel, dépouillé de son fard et de sa verroterie, n’est rien d’autre qu’une forme classique de totalitarisme mou. Au Canada anglais, la religion du « politiquement correct » est sans doute majoritaire, mais elle rencontre de solides résistances, comme en témoignent les écrits de nombreux commentateurs politiques. Au Québec, point de résistance, ou si peu.

Tout indique que, chez nous, la lutte entre la culture judéo-chrétienne et le culte du « politiquement correct » se joue, non pas sur le terrain des commissions des droits de la personne, mais bien sur celui, beaucoup plus fondamental, du programme d’enseignement religieux obligatoire qui entrera en vigueur en septembre prochain, et dont l’objet est de faire du christianisme une sorte de pièce de musée archéologique. À ce projet ne s’opposent qu’une petite minorité de laïcs regroupés au sein de l’Association des parents catholiques du Québec et le courageux archevêque du diocèse de Québec. Vous aurez beau chercher au sein du clergé catholique ou protestant, ou ailleurs dans la société civile, d’autres opposants à ce projet étatiste d’annihilation des résidus de la tradition chrétienne, vous n’en trouverez pas.

Comme celle de beaucoup d’autres sociétés, l’expérience du Québec depuis les années 1960 illustre bien la dérive « tyrannique » qu’entraîne invariablement le rejet de toute idée de transcendance dans la culture politique d’une société. On pourrait parler, semble-t-il, d’un parallèle entre les progrès de l’étatisme et l’affaiblissement de traditions religieuses. Après avoir longtemps tenu en échec le pouvoir temporel et ouvert ainsi la voie à un espace de liberté qui s’est traduit par la création d’institutions démocratiques, le pouvoir religieux (ou ecclésiastique) s’est presque entièrement effrité au cours des deux derniers siècles. Cet effritement a permis à l’État de s’approprier progressivement à peu près toutes les responsabilités concernant le destin de l’homme. Dans un ouvrage intitulé The Modern Democratic State, paru en 1943, le philosophe britannique A.D. Lindsay affirme que, malgré le caractère corrompu de certains de ses dirigeants, l’Église a longtemps limité les ambitions des pouvoirs publics. Voici comment il décrit les rapports entre Église et État :

Il importe peut-être tout autant que l’existence et le prestige de l’Église aient empêché la société de devenir totalitaire et l’État omnipotent, et que l’on ait ainsi préservé la liberté de la seule manière que la liberté puisse être préservée – en maintenant dans la société une organisation capable de tenir tête à l’État. Bien entendu, l’aménagement des rapports entre ces deux sociétés n’a pas été une mince affaire. L’histoire des relations entre Église et État au Moyen-Âge est  l’histoire d’un long conflit ayant évolué au gré des hauts et des bas des deux protagonistes. Les revendications excessives chez l’un suscitaient des revendications tout aussi excessives chez l’autre. La doctrine de la suprématie de  l’État sur l’Église en matière ecclésiastique, qui a servi de fondement aux accords avec les Églises réformées, a été une réaction aux visées impérialistes antérieures de l’autre partie. Mais les conflits opposant le pouvoir séculier et la papauté, bien que longs et amers, étaient des conflits frontaliers. Aucune des deux parties ne niait l’existence de deux sphères, une convenant à l’Église, l’autre à l’État. Même ceux qui défendaient avec la dernière énergie les intérêts de leur partie n’auraient jamais nié que l’autre partie eût sa sphère propre. Ils ne faisaient que la situer à un niveau inférieur à celui que revendiquaient leurs opposants. Le chrétien savait toujours qu’il avait deux loyautés et que, sans oublier l’exhortation de l’apôtre à « obéir au pouvoir temporel », il se devait tout autant « d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Certaines choses relevaient de César, d’autres de Dieu. Certes, on pouvait arguer sur les modalités du partage des compétences entre les deux sphères, mais personne n’aurait contesté le principe de ce partage.

En rappelant que les tensions anciennes entre les pouvoirs spirituel et temporel correspondaient à des « conflits frontaliers », Lindsay fait ressortir l’importance de ces frontières en tant que garantes des libertés politiques et civiles. Aujourd’hui, peu nombreux sont les citoyens qui admettraient l’existence d’une frontière que l’État ne devrait pas outrepasser. Comme le démontrent la légalisation de l’avortement et du mariage des personnes de même sexe et, plus près de nous, la laïcisation intégrale du système scolaire et la réduction de l’enseignement religieux à une sorte d’anthropologie religieuse, l’État est maintenant considéré comme la principale source de détermination du bien et du mal. Au Québec, l’absorption du spirituel par le temporel y est presque complète, de sorte qu’il n’y a plus de pouvoir légitime capable de résister aux ambitions voraces du pouvoir étatique.

On tient maintenant pour acquis que l’État n’a rien à apprendre de la tradition chrétienne et on refuse d’admettre tout critère du bien et du mal qui soit indépendant des préférences des gouvernements démocratiquement élus. Toute conception du bien et du mal se trouve ainsi réduite au rang de simple opinion, ce qui revient à nier la compatibilité de l’esprit démocratique avec l’idée d’une vérité objective et transcendante. Pourtant, à défaut d’une telle vérité, comment peut-on éviter que certaines idées soient exploitées au profit des groupes les plus économiquement ou socialement puissants et au détriment de ceux qui le sont moins ? Si la règle de la majorité est le seul moyen d’arbitrer des conflits d’idées, quelle garantie peut-il y avoir que ces idées ne deviendront pas sources d’injustice ? Et comment prétendre que la justice soit autre chose que l’expression provisoire de la préférence d’une majorité électorale ? Si tel est le cas, n’est-on pas autorisé à conclure que le régime nazi issue de la victoire électorale de Hitler était tout aussi légitime et juste que le sont les régimes politiques contemporains ? Les esprits positivistes riposteront sans doute que cette façon de voir présuppose l’acceptation d’une vérité « transcendante », qu’ils jugent incompatible avec l’esprit démocratique. Pourtant, même un philosophe athée comme Jürgen Habermas affirme que toute légitimité constitutionnelle exige, en plus d’une participation égalitaire de tous les citoyens, une « forme raisonnable » de résolution des conflits. Or, ajoute Habermas, une telle « forme » doit être caractérisée par un « processus d’argumentation qui est sensible à la vérité », laquelle ne peut être que transcendante.

Mais ce ne sont pas seulement nos libertés et nos droits qui se trouvent compromis par le rejet de la tradition chrétienne et son remplacement par le dogme laïciste du « pluralisme normatif ». Une société ne change pas de religion comme elle change de gouvernement. Ce que semble ignorer les prêtres de la nouvelle religion québécoise, c’est l’importance vitale du lien entre religion et culture.

Que nous le voulions ou non, la religion a été et demeure une composante essentielle de toutes les cultures occidentales. Elle préside au développement des valeurs et à l’organisation de la vie familiale et sociale. Ses traces sont visibles dans la littérature et dans les arts. Elle fournit les éléments qui constituent le fond même, la trame de l’existence quotidienne. Elle est intimement liée aux différents aspects de l’histoire des peuples. Qui oserait prétendre que le christianisme compte pour peu dans l’évolution de la pensée depuis l’antiquité romaine ou dans l’influence de l’Occident sur le reste du monde depuis cinq siècles ?

S’il en est ainsi, comment peut-on concevoir que la société québécoise, après avoir largué toutes les amarres qui la reliaient à la tradition chrétienne, puisse se réclamer d’une histoire et d’une tradition culturelle vieille de 400 ans? Nos pontifes laïcistes croient dur comme fer qu’un peuple tout entier peut faire table rase de son passé et se lancer dans l’aventure de la modernité libérée de tous les soi-disant « préjugés » religieux qui entraveraient son « épanouissement ». On postule que tout véritable progrès exige l’apparition d’une nouvelle génération à l’esprit complètement aseptisé, neutre, dépourvu de toute « idée préconçue ». Rompre avec le passé pour créer une nouvelle base de départ, telle est l’ambition de nos astucieux et savants ingénieurs sociaux !

L’histoire est lourde de telles expériences, qui conduisent invariablement au désastre. Mais rien ne saurait modérer la ferveur du nouveau clergé étatiste, animé d’une passion proprement missionnaire. À ceux qui ne sont pas totalement indifférents aux leçons du passé, les maîtres de la rectitude politique répondent que « nous comprenons tout et nous avons réponse à tout ». C’est la langue de Danton, de Robespierre, de Lénine, de Mao.

Peut-être le jour approche-t-il où les hommes libres devront vivre en marge de cette nouvelle barbarie. Non pas qu’il faille envisager une séparation physique du monde, mais plutôt une stratégie de guérilla culturelle : exploiter les avantages des technologies modernes pour protéger l’héritage menacé, mettre en lumière le caractère inhumain de la nouvelle tyrannie et maintenir vivante la foi qui nous anime.